J’ai visité, comme beaucoup d’autres, l’exposition à la Fondation Vuitton consacrée à Marc Rothko depuis le 18 octobre 2023, qui se clôturera le 2 avril. J’y suis allé avec une grande curiosité, et une question, qui peut paraître triviale mais qui était le centre de mes interrogations : comment peut-on en arriver à ce degré d’abstraction tantôt ardente (une longue période), tantôt dramatique de mélancolie intense (au sens psychiatrique du terme). Né en 1903, Rothko s’est donné la mort à l’âge de 67 ans, en son atelier.
C’est ce chemin que je vais parcourir (l’exposition est organisée de manière chronologique), en m’aidant car je ne suis pas un spécialiste de l’art, du dossier de presse mis en ligne par la fondation, dossier auquel j’emprunte plusieurs citations, repérées en italiques.
Cet article s’arrêtera au seuil de la période dite « classique », celle des grands tableaux géométriques, qui fut aussi la période le maturité commerciale.
Au commencement, il y a un souvenir – difficile de savoir à quel point il est véridique – qui relie l’enfance de Markus Rotkovitch (1903-1970) à sa peinture. C’est un souvenir que raconte l’ami peintre Alfred Jensen : « Les cosaques prirent les juifs de leur village et les emportèrent dans la forêt où ils durent creuser une grande tombe. Rothko raconta qu’il peignit cette tombe carrée dans la forêt de façon si vivante qu’il n’était plus certain que le massacre n’ait pas eu lieu de son vivant. Il disait qu’il avait toujours été hanté par l’image de cette tombe, et que d’une certaine manière il était coincé dans son tableau. »
Marc Rothko est né en Russie, c’est à l’âge de 10 ans qu’il a quitté son pays de naissance , un peu avant la première guerre mondiale. Un déracinement, la fin d’une première vie au cours de laquelle il reçut un enseignement talmudique. Plus tard la Shoah aura un fort impact sur lui.
Rothko aura aussi été marqué par son éducation, notamment durant son passage à l’Université de Yale, où il aura bénéficié d’une formation intellectuelle de large spectre : mathématiques, économie, mais aussi biologie, physique et philosophie, psychologie…
Salle 1 de l’exposition Rothko, les débuts
Année 1928. Après la rencontre marquante avec Milton Avery, il abandonne ses tentatives de paysages. C’est alors à New York un climat de crise perceptible dans une série de toiles figuratives aux couleurs sourdes, centrées sur quelques nus, des intérieurs et des scènes urbaines, notamment le métro où des espaces clos et coercitifs cernent des figures anonymes et solitaires, étirées et coincées dans l’espace architectural, comme empêchées.
Rothko peint à cette époque quelques portraits (dont le sien, au regard vide derrière des lunettes opaques), des personnages ainsi que des nus.
Il prend alors conscience de l’impossibilité de représenter la figure humaine sans la mutiler, sans lui retirer son âme.
Salle 2, l’irruption de la mythologie et de ses démons
Dans les années 40 et dans un contexte international dramatique, son œuvre évolue. Avec d’autres, l’artiste se pose alors la question cruciale du « sujet » de la peinture dans sa dimension tragique et intemporelle, à travers des mythes fédérateurs, censés être universels. Grand lecteur de Nietzsche, La Naissance de la tragédie, et du théâtre d’Eschyle, il y trouve un répertoire à caractère mythologique. Il en renvoie l’image déformée de héros archaïsants en monstres aux corps hybrides, dédoublés, démembrés, déchiquetés.
Pour Rothko, hanté par le souvenir secret des pogroms de son enfance, cela fait un écho intime, qui croise l’information rampante sur la Shoah.
L’animalité en soi et un certain fantastique exprimés dans ces œuvres s’autorisent aussi d’une influence surréaliste, perçue à travers les intellectuels et les artistes européens arrivés à New York.
On note alors dans les peintures de Rothko une fluidification des espaces et des formes végétales et animales où, plantes et oiseaux, totems et « organismes » dérivent dans des espaces subaquatiques selon le découpage spatial en zones différenciées qui deviendra une constante. Les titres, qui disparaîtront, explicitent des contenus dont l’évolution vise bientôt à plus de clarté, vers l’élimination de tous les obstacles entre le peintre et l’idée, entre l’idée et le spectateur.
Les années 1945-1949 voient s’opérer une évolution décisive vers l’abstraction avec des tableaux libérés du chevalet classés comme « Multiformes ». Des champs chromatiques non délimités y sont envahis d’éléments biomorphiques, la couleur en couche mince se substituant partout au dessin dans des espaces flottants et transparents.
Pour moi, c’est la fin du parcours de l’artiste en devenir, la maturité (?) arrive…
Marc Rothko entre dans sa période « classique » : fin de la découverte
Ce sont ensuite, au tournant des années 40, les œuvres dites classiques, icônes devenues identitaires. Dans un champ chromatique faussement monochrome ou fortement contrasté, s’étagent, verticalement le plus souvent, des formes rectangulaires de couleur irradiante aux bords indéfinis, selon un rythme binaire ou ternaire. Se jouent ici, à travers de multiples strates translucides – entre dilatation et concentration, opacité et réflexion, surface et profondeur – d’infinies variantes de tons, de valeurs, d’accords et de dissonances maintenues mouvantes ou savamment résolues en œuvres flamboyantes dans un apogée chromatique. Mystérieuse et comme magique une touche atmosphérique gagne tout l’espace et l’émotion est là.
Bien que nous rentrions ici dans la partie la plus connue de l’œuvre de Rothko, je n’ai pu pleinement profiter de cette visite dans les salles de cette période, tant l’accumulation de ces gigantesques tableaux me gênait. Je laisse à d’autres plus pertinents que moi le soin de commenter la suite de l’exposition, que j’ai par ailleurs beaucoup appréciée.
Après quelques instants passés assis dans le hall d’entrée pour décompresser, retour vers la ville. Avec la satisfaction d’avoir approché un artiste tourmenté et entièrement consumé par son œuvre et ses démons. L’émotion est là, en ressentant l’homme tragique derrière ses toiles, bien plus que dans la répétition obsessionnelle (et/ou commerciale ?) de ses monuments picturaux.